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  En haut du pont de Normandie, la vue était belle sans doute mais je n'avais pas appuyé sur le déclencheur une seule fois. Tout au long de la montée, je me suis senti bizarre. Peut-être à cause du vent, du froid, de l'altitude ou du trafic automobile très dense, je ne sais pas... Arrivé au point culminant, je me suis tourné vers l'extérieur comme un réflexe, passant le buste par dessus le garde corps pour me pencher vers le bas en me pliant à 90° avec mon boîtier collé à l’œil et me retrouver face au fleuve. L'étendue d'eau était d'une couleur homogène, d'un gris clair probablement emprunté au ciel et en dépit de la distance je percevais autant son mouvement général que des fluctuations contradictoires provoquées par le vent tourbillonnant qui dessinait des stries aléatoires. Le reflet du pont s'inscrivait à l'exact verticale d'où je me trouvais et semblait se mêler à sa propre ombre provenant d'une lumière tamisée comme étalée derrière les nuages, les deux formes mélangées à partir d'un même élément de réalité créait une image trop sombre et confuse pour que j'appuie sur le déclencheur. Avant de me redresser à la verticale, je tentais longuement en zoomant au maximum des possibilités de mon objectif de retrouver le reflet de mon propre visage dans ce dessin géométrique aux contours flous et opaques, vainement.
    Je commençai déjà à redescendre, j'avais fait quelques mètres vers Le Havre, quand je vis arriver le cycliste. Au ras du parapet de béton qui sépare la route de l'espace piéton, qui à la moindre fausse manœuvre pouvait l'expédier au sol, sur sa petite bande de bitume alloué de 50 cm, il rivalisait avec le flot de véhicules. Il montait de l'autre côté vers Honfleur, longeant la route nationale avec l'insouciance d'un vttiste roulant sur un chemin forestier. Je me suis arrêté. Il passa à mes côtés sans un regard, une écharpe sur le visage qui le protégeait du vent et du froid, tandis que je cherchais mon appareil photo en tapotant sur mes côtes. Je l'ai suivi de dos, impressionné par sa désinvolture, jusqu'en haut de la montée où il fit une pause. Il s'arrêta en posant son pied sur le parapet pour pouvoir tenir sans descendre de vélo et semblait regarder les grands haubans qui tiennent le pont debout. Je le voyais de dos au-dessus de moi, découpé par le gris blanchâtre du ciel et par un étrange effet de perspective, il m’apparut plus grand que les camions qui débouchaient de l'autre côté dans un léger nuage de poussières et de vapeur.
   Le cycliste ne bougeait plus au sommet du pont, il se tenait comme un géant. Il paraissait occuper tout l'espace et il me sembla aussi à ce moment qu'on n'entendait presque plus le trafic. Il avait abaissé son écharpe pour la positionner autour de son cou comme pour mieux respirer et regardait avec intensité le flot de véhicules lui faisant face, intensité que je perçus même à travers le cuir chevelu de son crâne.
    Mon boîtier se positionna tout seul contre mon œil, le cadrage fut presque instantané, limpide, automatique. Je laissai faire. Les dessins géométriques des haubans du pont mêlés au ciel, le soleil qui perçait sans se montrer pour donner un éclairage subtil, le fait d'être débranché du sol loin au-dessus de la Loire et le cycliste qui méditait face à une cohorte de machines... Tous ces éléments, l'ensemble de ce contexte dont je faisais partie, semblaient agir à ma place, décider à ce moment précis de mes gestes et de mes actes. J'appuyai sur le déclencheur sans le vouloir, une seule et unique fois. Il était temps, juste temps. Le cycliste était reparti et disparaissait déjà. Le bruit assourdissant du trafic recouvrit d'un coup de nouveau mon esprit, effaçant ce qui fut une étonnante parenthèse de calme, juste l'espace-temps de ce moment pendant lequel je pris la photo d'un cycliste en haut du pont de Normandie.
    De retour chez moi, je me précipitai vers l'ordinateur. Je n'étais pas très sûr de ce que j'avais vu et de ce que j'avais fait. J'avais besoin d'une confirmation, de m'assurer que non seulement le cycliste avait bien existé, que je ne l'avais pas imaginé, mais que la photo elle-même était réelle et qu'elle contenait ce que j'avais vu dans le viseur à l'instant où j'avais appuyé sur le déclencheur. Le moment de la prise de la photo du cycliste avait été comme un temps suspendu, hors de ma perception habituelle des choses. J'étais encore sous son emprise, dans un état second qui ne m'avait pas quitté tout le trajet du retour et c'est seulement en voyant affichée la photo sur mon écran que d'une certaine façon je revins à la réalité.
    Le premier détail qui saute aux yeux est qu'aucun véhicule ne circule à ce moment précis sur le côté de route où nous nous trouvions moi et le cycliste, cette bande de route est complètement vide alors que quelques secondes plus tôt une file de camions, camionnettes et autres berlines en saturaient les deux voies disponibles, j'en suis persuadé. Le moment où j'appuyais sur le déclencheur correspond à un trou béant dans le trafic vers Honfleur, une parenthèse de vide, lequel vide accentue l'effet de distorsion qui m'avait déjà frappé dans le vif de la prise de la photo : le cycliste, seul maître de ce côté de route, occupant tout l'espace, apparaît comme un géant solitaire surplombant et dominant la marée de véhicules qui circulent de l'autre côté. Une anomalie qui peut éventuellement s'expliquer : un véhicule lent aura doublé un autre encore plus lent, une voiture sera tombée en panne, un accident ou une dispute entre automobilistes sera survenu...
    Et puis il y a cet autre élément, moins évident mais plus perturbant encore : le regard des conducteurs de l'autre côté de la route. Je réalisais un agrandissement de cette partie de la photo et constatais que tous sans exception regardent dans la direction du cycliste avec exactement la même intensité, la même émotion, la même sidération.
    Je me levai de mon siège pour faire quelques pas et me dérouiller les jambes. Je pris un peu de recul dans la pièce mais je me rendis compte qu'à peine éloigné de l'ordinateur je voulais y retourner. Toute la soirée, je dus laisser mon ordinateur allumé et si j'essayais de fermer l'image, de l'enregistrer quelque part et partais faire autre chose, je revenais m’asseoir au bureau, rechercher la photo où qu'elle soit. En dépit de sa simplicité apparente, je voyais bien qu'elle contenait des énigmes et je voulais les résoudre. Pourquoi ce vide autour du cycliste ? Pourquoi ces regards sidérés et coordonnés des automobilistes ? Et pourquoi m'étais-je sentis si léger un éclair de temps, cet instant précis où j'avais appuyé sur le déclencheur ? Je passais la soirée et une partie de la nuit la photo affichée sur l'écran. J'ai tenté de la mettre à la poubelle mais je suis bien vite retourné la chercher. Je ne pouvais me résoudre à la jeter ou la faire disparaître mais je ne savais pas vraiment pourquoi et c'est aussi pour cette raison que je retournais la voir : comprendre pourquoi je ne parvenais pas à m'en défaire.
    C'était il y a environ trois ans. J'avais fini par oublier cette photographie et le moment auquel elle se rattachait qu'elle ravivait quand je la visionnais ou me la remémorais. Je croyais l'avoir enterrée au point qu'elle n'existait presque plus pour moi, comme un morceau de temps effacé. Elle ne subsistait plus que quelque part dans une zone dormante, inactive de ma mémoire, à la limite de la zone d'oubli définitive. Mais tandis qu'elle se dissolvait peu à peu dans mon esprit, elle était sortie de mon espace privé à mon insu. Quelqu'un s'était approprié le cliché sans que je le sache, l'avait dérobé par un moyen incompréhensible et l'avait diffusée. Il a fallu que je tombe dessus par hasard pour le découvrir. Pour apprendre qu'elle n'existait plus seulement pour moi-même mais aussi pour des milliers de gens et même des millions potentiellement. Car elle avait été répandue au quatre coins du web, sur cet espace sans fin. Elle servait désormais d'illustration pour des articles, des pages d'accueil d'associations, des blogs par dizaines, par centaines peut-être... Le fait de l'ensevelir pour moi avait eu pour effet de la répandre dans la planète entière...

LE VISAGE format ebook (epub) - 2€50
   Quand j'ai rencontré Alizée elle traversait une mauvaise passe dans sa carrière. Je ne sais pas qui a vraiment décidé ; qui est véritablement allé vers l'autre. Je l'ai reconnue dans la rue, j'ai compris qu'elle s'en rendait compte, je me suis attendu à ce qu'elle tourne la tête dans une autre direction mais contre toute attente nous nous sommes rapprochés dans l'espace et il y a eu soudain comme une accélération infinie. Un blanc. Le temps s'est distendu ou contracté au point que je n'étais plus capable d'être conscient de ce qui se passe ni de m'en rappeler. Je me suis retrouvé face à elle dans un coin de brasserie, avec une petite table ronde entre nous à essayer de me concentrer ; au moins déjà d'entendre et puis dans un second temps de comprendre ce qu'elle me disait, de transformer ses mots en évocations identifiables, en autre chose que des formes sonores, de ne pas me laisser parasiter par les éléments extérieurs, les va-et-vient dans la rue à travers la vitre et surtout par toutes les images et idées que j'avais ingurgitées et mâchées ce jour face à mon écran et qui se pressaient, qui venaient se mêler aux phrases d'Alizée et aux images et sensations qu'elle commençait cependant à produire en moi, quand bien même disparates ; le tout formant une sorte de magma en lequel je tentais de lire et en distinguer le minimum syndical pour m'accorder à elle.
    J'étais au maximum de mes possibilités, juste capable de faire le tri entre ses phrases à elle et celles du reste du monde. J'y parvenais de justesse, en me disant qu'elle devait me prendre pour un fade, que j'étais à la limite du ridicule de ne pas mieux goûter cet instant, cette rencontre avec une sportive de haut niveau que j'apprécie depuis longtemps et dont je connais si bien la carrière, ne pas en profiter pour briller, pour lui démontrer mes connaissances dans sa partie, pour la séduire. Je me disais qu'elle ne s'était pas encore levée de sa chaise par pitié pour moi ou par gentillesse. Je me sentais lamentable d'être seulement capable de l'écouter en étant à la limite de vaciller dans mon esprit et de n'avoir d'autre issue que de fuir à toutes jambes si elle s'en rendait compte. J'étais loin de réaliser qu'elle appréciait cette attitude justement, cette sobriété, cette écoute exclusive, quand bien même un peu forcée, un peu rigide, ce dont elle devait s'apercevoir sans s'en formaliser. Qu'elle l'appréciait d'autant plus que c'était exactement ce dont elle avait besoin à cet instant, et que ce que j'ai pris pour une limitation, un handicap, mon attitude réservée à l'extrême, lui avait plu au point qu'elle en voudrait encore, qu'elle aurait envie, rapidement de surcroît, de me revoir.
    Je n'ai vraiment pas dit grand chose. J'ai seulement écouté parler de problèmes d’entraîneur, d’entraînements, de tournois, de défaites et il y avait du lourd, comme dans les histoires de famille. Elle est toujours revenue au coach, elle ne s'en est éloignée que pour prendre son élan et mieux y retourner. A plusieurs reprises, elle m'a parlé comme si elle s'adressait à lui ; elle me traversait pour l'atteindre. A travers moi, elle lui a dit ce qu'elle ne lui avait pas encore dit mais aurait bien aimé. A moi c'était possible parce que je ne suis pas lui et aussi parce que je n'étais pas grand chose à ce moment, juste un peu de matière corporelle molle et disparate, une gestuelle de visage, un vaste espace mental dont elle ne pouvait qu'en sous-estimer le désordre et puis un effort de solidification, de présence, qu'elle a pris pour une acceptation, une incitation à me dire ce qui lui plaisait. Elle n'a pas dû savoir qu'en moi se déroulait un autre combat, celui du choix entre deux mondes, un tiraillement qui accapare beaucoup d'énergie. Il m'en est resté quand même un peu pour elle, assez pour l'entendre dire par exemple, dans un de ses moments d'égarement les plus vifs, en regardant le mur juste dans mon dos comme si son coach y était fondu dans le plâtre :
- Tu n'es pas dans ma tête, tu ne sais pas ce qui s'est passé. Ce n'est pas comme ça qu'il faut me mettre la pression. Et puis finalement se calmer un peu, se repositionner sur la chaise, boire une gorgée de café et m'expliquer :
- Il me reproche de m'être déconcentrée au moment de conclure et c'est vrai que c'est arrivé ; mais c'est de sa faute du moins en partie. C'est justement au moment de conclure, que je me suis mise à penser à lui putain, c'est à ce moment que je me suis dit si je ne conclus pas le match maintenant il va me le reprocher comme à une gamine, il va me dire que j'avais le match en main et que je ne pouvais pas le perdre et c'est justement parce que je me suis mise à penser à sa réaction si je lâchais le match à ce moment, que je me suis déconcentrée et que j'ai perdu le fil de la partie. Ce n'est pas normal de perdre un match parce qu'on pense à son coach. Normalement, c'est l'inverse, un coach doit nous apporter de la tranquillité dans les moments cruciaux mais là c'est exactement le contraire, dès que je pense à lui, j'angoisse et mon état s'empire. Si je pouvais appréhender des actes et des réactions plus compréhensifs et respectueux de sa part, je me crisperais moins dans les moments délicats. C'est à cause de lui que j'ai perdu le match, c'est mon coach qui m'a fait perdre une fois de plus. C'est pas normal.
    Je la laissais parler, je ne commentais pas. Je la laissais lire sur mon visage ce qu'elle voulait. Mais au bout d'un moment, je me suis mis à penser que ce n'était pas suffisant de faire seulement acte de présence, que je gâchais cet événement, que je n'y étais pas à la hauteur et que cela devenait presque injuste. Il fallait que je dise quelque chose, quelque chose d'assez fort pour au moins exister un peu, que si nous ne nous revoyions jamais, ce qui me semblait écrit à cet instant, qu'au moins elle se souvint de moi, que je lui ait laissé une marque.
Je n'allais pas lui raconter ce que je fais dans la vie, elle était aux antipodes de s'y intéresser et cela m'arrangeait car je n'avais vraiment pas envie de lui expliquer l'inexistence de mon quotidien. J'en suis venu à lui poser une question évidente, qu'il me semblât à ce moment qu'elle ne s'était pas vraiment posée ce qui peut paraître dingue, qu'il aurait fallu qu'elle se soit déjà posée, juste avant que l'on se quittât, avant que chacun d'entre nous ait repris sa trajectoire, le fil des déplacements séparés que nous venions de quitter pour former provisoirement un entremêlement. Sur un ton choisi qui n’appelait pas de réponse, du moins immédiate, du moins à moi-même, il s'agissait presque d'une question d'ordre général, je lui demandais :
- Mais pourquoi restez-vous avec ce coach, pourquoi ne le quittez-vous pas ?
   Je l'ai revue deux jours plus tard, elle ne me regardait pas exactement de la même façon. Je l'ai trouvée bien faite esthétiquement, mieux encore que dans le café, sans défaut. C'était peut-être dû à la lumière extérieure ; nous étions en fin de journée. Nous avons marché côte à côte et je n'ai pas dit grand chose encore une fois mais elle non plus. Le peu de paroles qu'elle prononça ne concernait pas le tennis au début, mais je savais que ça aller venir. Elle ne m'avait pas convié à ce rendez-vous pour autre chose, pensais-je. Nous avons marché sur des trottoirs relativement larges sans nous préoccuper de notre direction, de savoir si nous avions un objectif spatial en vue. Dans cette grande ville, en dépit de sa dimension, nous arriverions bien quelque part. Le bruit de fond de la circulation meublait nos silences et nous croisions des centaines d'individus sans leur parler, sans vraiment les voir. Nous étions au chaud dans notre petit duo. Nous ne nous regardions pas souvent mais, même sans se regarder, quelque chose d'invisible nous attachait et nous tenait ensemble. Le temps passait et je ne savais plus quelle heure il était. C'était un moment de transition, le moment ou les lampadaires sont sur le point de prendre le relais du soleil, le moment où de nouvelles ombres par millions vont faire leur apparition. En réalité, je n'ai pas l'habitude de marcher, je n'ai pas l'habitude de ce monde et je me sentais presque drogué. Il me semblait marcher à reculons dans le monde réel, je marchais à reculons avec Alizée et les gens passaient autour de nous en marchant quant à eux droit devant, dans la direction qui semblait la seule valable.
    Alizée m'a sorti de cette sensation bizarre de marche à reculons. Après un long silence, comme si elle venait de se repasser toute notre première discussion, qu'elle avait pris tout le temps de cette marche quasi silencieuse pour le faire et arrivait au moment dans le film où je prends enfin la parole ou bien comme si sa réponse s'était égarée et avait eu du mal dans ses cheminements intérieurs à trouver la sortie, la bouche d'émission, elle a répondu à ma question qui restait encore en suspens. Elle m'a dit, d'une voix un peu faible, un peu fragile, que c'est difficile de se débarrasser de lui. Car il n'est pas seulement son coach, il est aussi son amoureux...

LE CRI DE SHARAPOVA format ebook (epub) - 2€90
   Dans la cage d'escalier à peine plus éclairée que l'extérieur, j'essaie de suivre l'homme qui semble sauter par-dessus les marches, qui disparait et réapparait pour venir me chercher et repart aussi vite hors de ma vue. Après plusieurs étages, il m'invite à entrer dans une vaste pièce tellement saturée de lumière que je ferme aussitôt les paupières par réflexes. A moitié aveuglé, je devine une masse sombre au milieu de l'espace que j'identifie comme étant un canapé et m'y réfugie. Je m'y affale comme si j'étais seul chez moi, sans me soucier une seconde des litres d'eaux dont mes vêtements sont imbibés, tenant fermement appuyé contre mon sternum le livre de Stewart. Mon hôte ne s'occupe pas de moi, ne dit pas un mot pour me mettre à l'aise et paradoxalement cette attitude me plait. Puisqu'il ne m'indique aucune règle, je me sens libre de faire ce que je veux. L'eau de mes vêtements commence à transiter vers le tissu épais du canapé. Mon hôte me tourne le dos et cherche quelque chose. J'entrebâille les paupières et devine qu'il fait fasse à un meuble logé dans le renfoncement du mur. Puis je le vois sortir de la pièce nerveusement, revenir quelques minutes plus tard pour fouiller de nouveau dans le meuble et repartir encore plus vite. Finalement, il réapparait dans la pièce avec un livre à la main, l'air plus tranquille. C'est en ouvrant le livre qu'il se détend enfin complètement. Tandis qu'il plonge ses yeux dans les pages, je le regarde attentivement par dessous mes paupières mi-closes et, malgré la lumière encore trop vive, commence à discerner son visage.
    Il se tourne vers moi en se tenant toujours debout. Il me dit :
- Je vais vous en lire un passage. Il s'agit d'un roman et non d'un livre de photographies comme celui que vous tenez contre vous mais d'après ce que vous m'expliquiez sur le perron, les deux ouvrages ont une similitude, vous allez comprendre. L'auteur est un écrivain du nom de Milleville. Ce nom ne vous dit rien je présume ; il s'agit sans doute d'un pseudo mais peu importe. Je résume en quelques phrases : le personnage principal de l'histoire, Jean-Pierre, est un instable sans attache qui vit de petits boulots, dort dans des hôtels bas de gamme et parfois dans sa voiture pour faire des économies. Un soir, alors qu'il a essayé sans succès de trouver une chambre, il décide de laisser tomber et cherche un endroit tranquille pour poser sa voiture et passer la nuit sur le siège passager en basculant en arrière le dossier, comme il l'a souvent fait déjà. Pour commencer, il effectue plusieurs tours de rocade et choisit une sortie au hasard. Il pénètre dans un coin de la ville qu'il ne connait pas et se gare dans un vaste parking empli de voitures et de camionnettes alignées, clairsemé de grands platanes et plus ou moins éclairé par les réverbères des rues adjacentes. Il ne peut pas imaginer une seule seconde ce qui va lui arriver. S'il l'avait su par avance, il ne se serait par arrêté sur ce grand parking loin du centre, il aurait continué sa recherche d'une place libre dans un hôtel, il aurait accepté de louer même une chambre d'un prix plus élevé que son budget ne le permet. Nous sommes au cœur de la nuit et il a sommeil. Il bascule le siège passager à l'horizontal et s'endort. Voilà le contexte avant le passage que je vais vous lire.
    Peu à peu mes yeux s'habituent à revoir le monde. Je m'aperçois que la lumière dans la pièce n'est pas si vive. Elle ne provient que d'une seule ampoule accrochée à un plafonnier mais, émergeant du noir quasi absolu, celle-ci m'a fait l'effet d'un soleil d'été au zénith quand on ouvre brusquement les volets. Je distingue désormais mon hôte ; il n'est pas plus grand que moi et pas particulièrement épais. Son visage est concentré, des petites rides mouvantes se dessinent sur son front. Il me fait face debout, très calmement, tenant le livre ouvert des deux mains et commence la lecture d'une voix grave que je commence à bien connaître :
    "Le ciel est constellé d’étoiles, sans nuage. Jean-Pierre, étendu sur le siège passager, a sombré dans un sommeil profond quand il est réveillé en sursaut par un vacarme assourdissant. Des bruits de taules, des coups de masse, du fracas de verre cassé... comme s'il se trouvait au milieu d'une casse automobile en pleine activité. Et le bruit se rapproche. Son cœur se met à cogner sous son sternum et il n'ose plus respirer de peur de se signaler. Il lève lentement la tête pour essayer de comprendre ce qui se passe. Il les voit. Une dizaine de types, grands et épais, des capuches ou des cagoules sur la tête. Ils tiennent des masses, des massettes, des couteaux et des barres à mine. Efficaces, aguerris et coordonnés comme un groupe paramilitaire. Chacun sa voiture, tous les mêmes gestes : un coup sur le pot d’échappement, un second sur le pare-brise, un mitraillage hargneux sur le capot pour atteindre le cœur du moteur puis enfin des coup de lames et de masses dans les pneus et les jantes. Ils enchaînent ainsi voiture après voiture et ne laissent derrière eux que des épaves. Ils sont maintenant dans sa zone. Les voitures autour de lui sont démolies en quelques secondes dans un fracas effroyable. Il en a deux sur sa voiture maintenant. A l'intérieur, il se recroqueville et essaie de ne pas bouger. Il se parle à lui-même et se dit : ce n’est pas à toi qu’ils en veulent, ils n'en veulent qu'à ta voiture. Ils ne vont même pas regarder à l'intérieur..."

LA FEMME ROUGE format ebook (epub) - 2€90
LES 3 NOVELLAS (LE VISAGE + LE CRI DE SHARAPOVA + LA FEMME ROUGE) format papier - 10€90

LES 3 NOVELLAS format ebook - 5€40
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